Dr Frédéric Chagué
Médecine et humanitaire, morale
(éthique) et solidarité (humanitaire) ne paraissent
pas
antinomiques voire relèveraient
plutôt de principes similaires et
pourtant … au fil du temps, on
s’aperçoit que surviennent contradictions
troublantes, dérives imprévues
voire effets pervers parfois
inavouables.
Dans ce propos, nous ne parlerons
que de l’action médicale effectuée
dans les pays en voie de
développement en sachant que ce
cadre ne résume pas à lui seul
l’action humanitaire : ce serait occulter
par exemple les autres actions
de développement (agricole,
social, scolaire etc.) et le travail énorme effectué dans nos pays
du
nord (nous sommes en pleine saison
critique pour les sans-abri).
Nous ne parlerons également que
de l’aide apportée par les ONG :
l’aide publique au développement
joue également ce rôle, au moins
en théorie puisque seule une infime
partie de ce «trésor» arriverait à la population officiellement
ciblée.
1 - Le secret médical
L’action humanitaire peut être
confrontée à ce grand principe.
Très tôt, au Biafra, les
french-doctors (médecins français),
qui allaient fonder MSF
(Médecins Sans Frontières), se
sont trouvés confrontés à ce dilemme
: doit-on respecter Hippocrate
et du coup ne rien dire ou
doit-on au contraire renier ce serment
et dénoncer les exactions
dont on est témoin lors de l’exercice
médical ?« Par quelle pénible perversion en vient-on à interdire à ceux
qui soignent
de témoigner et à ceux qui témoignent de soigner ?» (A.Glücksmann).
2 - Le principe de neutralité
« Je ne te demande pas quelle est
ta race ou ta religion, je te demande
quelle est ta douleur» disait
Louis Pasteur.
Est-il possible de soigner les gens
dans un conflit sans prendre parti
pour l’un des deux camps ? A
cette question, en relisant l’historique
de l’action humanitaire, il est
bien difficile de répondre par une
affirmation univoque ; deux écueils
sautent aux yeux, l’utopie et l’hypocrisie.
Cette notion de neutralité est en
franche opposition avec celle de
droit et de devoir d’ingérence érigée comme un dogme
par l’un
des fondateurs du sans-frontièrisme.
Peut-être le principe
de neutralité est-il à l’humanitaire
ce que le non franchissement
d’une ligne blanche est au code de
la route, c’est-à-dire une règle à enfreindre si elle entraîne le péril
d’un usager.
3 – L’instrumentalisation
Cette instrumentalisation (géo)
politique et le risque collaborationniste
guettent toute action humanitaire.
Ceci est vrai pour les pays du sud
où l’on a vu les ONG faire
involontairement le jeu d’un
gouvernement sur le plan
promotionnel comme au Tchad en
1982 et même sur le plan militaire
comme en Ethiopie en 1985.
Ceci est encore plus flagrant pour
les pays du nord et tous les
moyens sont parfois bons pour contrer Popof, Margaret ou Mac
Mickey…Ce peut être sanglant et en tout
cas sans gloire lorsque l’action
humanitaire fait office de service
de renseignement, de relais financier,
de leurre pour justifier un
non-engagement armé, voire
comme au Rwanda d’écran fumigène
pour masquer une action
militaire.
4 – Le prosélytisme
Lorsque l’on considère certains
sigles d’ONG, ce type d’action ne
peut-il être perçu comme une énième croisade, «du
bien contre
le mal» ; le vocable de missionnaire
est explicite et dans ce cas
tendancieux comme nous le faisait
remarquer un ami.« Quand les Blancs sont arrivés,
nous avions les terres, ils avaient
la Bible. Ils nous ont appris à prier
les yeux fermés. Quand nous les
avons rouverts, nous avions la
Bible, ils avaient les terres» disait
Jomo Kenyatta, pionnier de l’indépendance
du Kenya.
Après le glaive et le goupillon, certains
peuples auraient de bonnes
raisons de se méfier du bistouri…
5 – L’ingérence culturelle
En exportant notre culture médicale,
le risque est grand de considérer
celle-ci comme étant la
seule valable. Rappelons que bien
d’autres civilisations que l’occident
ont contribué à cette «mise au
point», loin s’en faut. Rappelons également Lévi Strauss
qui fait de
la diversité un des principes incontournables
du progrès – au
sens vrai du terme.
De même, nous n’avons probablement
pas le droit d’imposer notre éthique sur le seul argument que
nous la jugeons universelle. Ce
point est parfois très douloureux
lorsque l’on voit un groupe sacrifier
plus pour un père que pour un
enfant car c’est le père qui nourrit
la famille, plus pour un« vieux» (terme de respect en Afrique
Noire) car c’est lui le détenteur
de la connaissance et de la
sagesse, le garant de la cohésion
sociale. Certaines questions sont
troublantes comme celle de savoir
si l’on a le droit de refuser le «progrès», d’autres
font frémir
comme par exemple celle de l’universalité des droits de l’Homme ...
6 - Le devoir de réserve
C’est un des devoirs du médecin.
Nous avons évoqué ce problème à l’occasion du
problème du témoignage,
nous le retrouvons ici avec
les mêmes personnes et il fut un
temps où l’on vit plus d’images de
sacs de riz sur les côtes somaliennes
que de flaques de pétrole sur
les plages landaises. Le one-human-show ne semble pas avoir
droit de cité dans le monde de
l’humanitaire.
7- L’argent
Un des principes de l’aide humanitaire
est le «désintéressement»financier. Or, avec le temps,
on
s’aperçoit que cette action a un
coût et se trouve posé le problème
de l’évaluation de ce fameux rapport
coût-efficacité. C’est ainsi que
dans certains cas, il coûtait moins
cher de guérir que de prévenir !
Cette réflexion renvoie aussi à ce
principe d’utilitarisme (John Stuart
Mill au XIXème) qui préconise des
choix sanitaires privilégiant le
groupe plus que la personne en ne
soignant, par exemple,que les patients contagieux.
Il fut également parfois inopportun
pour raisons financières de remettre
en cause des choix diététiques
préconisant des rations plus adaptées
aux régimes amincissants
qu’à une dénutrition profonde.
Le problème de l’argent soulève
celui des finances des ONG.
Aucun de nos généreux donateurs
ne contribue à hauteur de 20% du
financement du PHANS. C’est tant
mieux d’après Rony Braumann,
ancien président de Médecins
Sans Frontières, qui voit là une
condition indispensable à l’indépendance
d’une ONG.
Le montant colossal du budget
des grosses organisations a entraîné leur professionnalisation,
c’était nécessaire.
Ceci a eu plusieurs
corollaires :
· le bénévolat des «missionnaires» a été remis
en question et il
paraît
effectivement
difficile de l’imposer lors
de missions longues de
plusieurs mois ou années,
· les émoluments des responsables
des grosses
ONG
· les campagnes-choc se
sont succédées avec
guerre des fanions devant
les caméras pour apitoyer
les donateurs privés et
rassurer les bailleurs de
fonds (organismes publics
distribuant de l’argent aux
organisations privées) en
faisant volontiers l’impasse
sur la dignité humaine
; encore un principe éthique bousculé…Nous ne salirons pas
la foule
des honnêtes gens en passant en revue certains récents scandales
; ce sera simplement l’occasion de rappeler
cette nécessité de transparence
qui de plus anime nombre
d’ONG.
8 – Le frein au développement
I
l paraît inconcevable que l’aide
humanitaire se solde par un frein
au développement ; et pourtant,
les exemples sont nombreux :
abandon de projet en cours,
substitution empêchant
l’autonomisation d’un système de
soin, concurrence avec les
systèmes sanitaires locaux,
entretien d’un trafic de
médicaments. C’est notamment
pour éviter ces écueils que
l’initiative de Bamako a vu le jour
en 1987.
En conclusion, l’action humanitaire
se situe souvent à l’interface de
principes d’éthique médicale et
nous avons abordé les problèmes
soulevés par le secret, la neutralité,
la réserve, l’ingérence, l’instrumentalisation,
le prosélytisme, le
respect des autres (dignité humaine,
utilitarisme, ingérence
culturelle), l’argent et le paradoxal
frein potentiel au développement.
Ces problèmes, nous y avons été confrontés au fil
de notre action
(sauf ceux relatifs aux émoluments
et, heureusement, aux
conflits armés). Nous nous devons
et nous vous devons d’y faire
face ; nous le faisons avec transparence
et nous l’espérons clairvoyance.
Bien que par essence financièrement
désintéressée, la médecine
humanitaire est riche d’enseignement,
notamment de par les questions éthiques qu’elle soulève.